Friday, December 09, 2005

Chapitre 20 - Le Pont

Tendant le cou à s’en déboîter les vertèbres, hissé sur la pointe des pieds, le jeune Matthieu Desvignes essayait de regarder ce qu’écrivait l’infirmière sur son rapport médical tout en tentant de maintenir son garde-à-vous à peu près correct. Pas évident quand l’infirmerie est glaciale et qu’on est depuis une bonne vingtaine de minutes en sous-vêtements pour la visite d’incorporation. Finalement, il la vit sortir un énorme tampon encreur et l’appliquer sur la feuille. Le verdict s’inscrivit en grosses lettres rouges : APTE. La femme en blouse blanche le toisa du regard une dernière fois et se leva en refermant son dossier. «Bon, classe de 5e, école Saint-Michel catégorie 1 terminée. Pas mal du tout : sur 29 garçons, 14 aptes troupes de choc, 13 aptes troupes de terrain, 2 aptes troupes d’intendance… ». Matthieu faisait parti des 14 premiers, malgré son petit gabarit. Petit pour son âge, il avait cependant une agilité et une vitesse qui lui avaient donné la note maximum à la corde, à la planche irlandaise et aux 100 mètres. Au tir, il avait tout logé dans la cible et son gabarit de petite belette avait fortement impressionné l’instructeur lors du parcours du combattant. Maintenant que l’infirmière n’avait décelé aucun motif valable de réforme, ce dernier inscrivit au marqueur noir sur le dossier scolaire du gamin : formation commando. L’autorisation parentale revint dûment signée le lendemain. Le pays jouant sa survie à chaque bataille et les “ catégories 3 ” n’étant pas jugées assez fiables, l’Imperator avait pris une décision d’une gravité extrême, mais hélas motivée par les événements : tous les enfants des deux sexes, catégories 1 et 2, étaient inscrits dans les registres du 12e régiment pour les garçons et des services de santé ou d’intendance pour les filles. Outre l’enseignement scolaire classique, ils recevaient pour les premiers une instruction militaire dès la classe de 6e afin d’être incorporés le cas échéant dans l’unité pour des missions ponctuelles ; les filles étant formées aux rudiments du métier d’infirmière militaire. Au fil des semaines, l’âge de la conscription avait été baissé : 17 ans, puis 15, puis 13, maintenant 11… « Splendide… » avait soupiré la mort dans l’âme l’Imperator quand le général Dieuze lui avait annoncé qu’il fallait porter les effectifs de l’armée tradilandaise à au moins 21 régiments, « on passe directement au concert d’adieux à Berlin, avril 1945… Mais bon, si on ne peut pas faire autrement… » Le fait est qu’ils n’avaient pas le choix. Mais comme les unités du 12e régiment Jeunesse Impériale étaient placées en réserve stratégique, elles servaient surtout à former l’ossature de l’armée de demain et à susciter des vocations. « Si on tient jusqu’à là… » avait rajouté le toujours très “ optimiste ” colonel Hoffmann…
Chaque semaine, les gamins de la classe de 5e jugés aptes à la formation commando faisaient en sus de leur cursus scolaire habituel 5 heures de formation militaire théorique et 18 heures de sport et de formation militaire sur le terrain. Matthieu et ses 13 camarades de classe formèrent la 1e section d’élite des Scouts du Berry André, Joseph et Léon Lacroix, rattachée officiellement au commando de chasse du 12e régiment. Chronomètre en main, l’adjudant regardait le petit Desvignes boucler son 3000 mètres bardas sur le dos. Hochant la tête avec satisfaction, il griffonna sur son carnet. C’était le plus rapide de l’unité, le plus souple, le plus malin. On tenait là un futur officier commando de grande classe. Les deux réservistes inspectaient les sous-bois… « On les a tous eu sauf un. Où se cache ce petit salaud ? ». Soudain, des taches rouges sang éclatèrent dans les reins et les omoplates des deux soldats qui sentirent la douleur de l’impact. Le plus touché en lâcha son arme de dépit. « Eh m…. On s’est fait avoir comme des bleus : il s’était camouflé dans notre dos ! Il nous a massacré la moitié du peloton à lui tout seul c’te demi-portion… J’veux bien bouffer mon képi s’il ne devient pas officier sous peu ! ».
Le calme régnait dans le pensionnat. Le dortoir était plongé dans le noir, on entendait le bruit tout juste perceptible des enfants qui respiraient. Calme trompeur. La sonnerie d’alarme hurla, provoquant le réveil en sursaut des 14 gamins de la section d’élite. En quelques instants, ils enfilèrent leur treillis, descendirent quatre à quatre les escaliers. A la sortie du bâtiment, ils virent le vieux véhicule de transport de troupes dont le moteur tournait au ralenti… « Vite, vite, grimpez dans le camion, vous êtes mobilisés et votre unité est engagée au feu pour une mission ponctuelle de la 3e division sur le front du Berry ». Les yeux encore pleins de sommeil, les gamins montèrent dans le vieux Berliet qui, crachant une fumée noirâtre, commença à monter vers le nord, avant de s’arrêter sur le bord de la route, quelque part sur les rives de la Creuse.
Un commandant hocha la tête à la vue des petiots portant le béret bleu de la Milice qui avait été attribué aux unités de réserve. « Ah, voilà mon petit contingent d’écureuils… Mes p’tits gars, le briefing va être bref : là-bas il y a un pont, en bas une rivière. But du jeu, grimper sur le pont sans se faire voir, neutraliser les sentinelles pour permettre à nos unités de passer sans risquer de voir le pont sauter et sans se faire remarquer afin de garder notre effet de surprise. Si on passe, on ouvre une tête de pont sur la Creuse et là, Saint-Gaultier et ensuite Châteauroux… ». Plus petit et plus léger, Matthieu entreprit l’escalade du pilier du pont. La nuit, tous les chats sont gris. De même les écureuils et les petits garçons. Il parvint à se hisser sur le parapet sans se faire remarquer par les sentinelles, qui n’attendaient visiblement pas ce genre d’attaque. Derrière lui, trois autres gamins, un par sentinelle, avaient également investi le point de passage avant de se déployer. Matthieu sortit de l’étui attaché à son avant-bras son poignard commando et à pas de loup, ou plutôt à pas d’écureuil, avança vers l’ombre massive qui observait inconsidérément la rive opposée. La surprise fut totale, ce qui entraîna la réussite de l’attaque. La petite taille du commando de 2e classe de réserve Desvignes fit qu’il fut contraint littéralement de bondir sur sa proie. On aurait dit un jeune lionceau s’en prenant à un ours. D’un geste sec, il égorgea la sentinelle. Il sentit le sang chaud lui couler sur les mains. Dans l’aube naissante d’un jour d’automne, le jeune Matthieu Desvignes, élève de 5e à l’Internat d’élite Saint-Michel, avait vu mourir autre chose que la sentinelle : son enfance. Les trois autres sentinelles avaient connu le même sort. Les quatre petits commandos se regardèrent tous. Ils avaient quelque chose de changé en eux. Ils étaient tout simplement devenus des hommes. Ils furent rejoints par les soldats de la 3e compagnie d’assaut. Les gamins prélevèrent sur les cadavres de l’ennemi les munitions, le FAMAS et l’équipement militaire récupérable. Matthieu sentit dans la poche de la sentinelle qu’il avait tuée une petite pochette en plastique : il la sortit et regarda le contenu : un billet de 20 euros plié en quatre, un permis de conduire, une carte d’identité, une photo de famille qu’il regarda longtemps, jusqu’au moment où il sentit sur sa petite épaule la poigne du commandant. « Faut pas regarder ça petit. Jamais. Dis-moi écureuil, tu as des frères et des sœurs ? »« Affirmatif mon commandant ! 3 sœurs, 2 frères ». « Bien, très bien… Tu as une maman qui t’aime ? Un super papa ? » Matthieu haussa les épaule devant l’évidence de la question : « C’te question !!! Bien sûr mon commandant ! ». « Elle fait bien la cuisine ta maman ? Qu’est-ce que tu aimes le plus ? » La réponse fut immédiate : « les frites de maman ! Elles sont trop grasses à l’école. Sa mousse au chocolat aussi. Puis j’aime bien aussi travailler avec papa dans son atelier… » Le commandant hocha la tête : « Ecoute-moi bien attentivement, écureuil… Oreilles ouvertes, bouche fermée… Le gars que tu as égorgé, sa femme va le pleurer, ses enfants aussi s’il en a. Mais si tu avais raté ton coup, c’est ton père, ta mère et tes frères et sœurs qui t’auraient pleuré toi. Pense à une chose : en temps de guerre, NE PENSE PAS !!! Fais ton boulot de soldat petit gars. Sale boulot parfois… L’armée, ce n’est pas défiler le jour de la Fête Nationale, ce ne sont pas les manœuvres, c’est la guerre. Tu tues ou tu es tué… Quel âge a ta plus jeune sœur ? » « 7 ans, mon commandant ». « En 1945, les Alliés en violaient même à cet âge et je ne crois pas que ceux qu’on a en face de nous aient beaucoup changé. Tu suis les leçons d’histoire à l’école ? » « Affirmatif mon commandant, j’ai eu 18/20 à mon exposé sur le génocide vendéen ». Le commandant lui ébouriffa paternellement les cheveux : « Bravo mon bonhomme ! Ben tu vois, en face, ils se réclament de Turreau et de sa clique. Alors des regrets ? » Matthieu se releva et se mit au garde-à-vous : « Négatif mon commandant ! ».
Le commandant rassembla sa jeune section commando : « Très bien. Maintenant, vous vous déployez en tirailleurs pour couvrir notre progression et élargir la tête de pont. Nous ne sommes pas assez nombreux pour libérer Châteauroux mais on va essayer d’investir Saint-Gaultier et d’y installer la compagnie. On a le pont, c’est l’essentiel. Maintenant, il faut le tenir. Allez les écureuils, restez avec nous : le PC nous envoie des renforts pour vous relever ». Rapidement, la 3e compagnie d’assaut investit la petite ville de Saint-Gaultier. Sans rencontrer de résistance, elle prit le contrôle de la ville. Prévenu de la constitution d’une tête de pont tradilandaise sur la rive orientale de la Creuse, le gouvernement envoya ce qui restait du 2e RIMa en garnison dans la Sarthe pour faire refluer les Tradilandais. On se battit pour le contrôle du hameau de Les Pez sur la RN-151 et celui des Chezeaux sur la D-46. Les écureuils furent engagés en unités spéciales chargées de frapper sur les arrières de l’ennemi, en francs-tireurs. C’est ainsi que laissant passer le gros de l’unité, ils attaquèrent le PC opérationnel un peu en arrière. Surpris par ces partisans qui étaient encore des enfants, ils réagirent mais trop tard : l’état-major fut décimé. De grenadier improvisé, Matthieu se transforma en un instant en tireur d’élite et épingla à son palmarès étrenné quelques heures plus tôt rien de moins qu’un lieutenant-colonel !!! La Loge maçonnique locale venait de perdre son frère maillet… Ce qui restait du PC de campagne riposta avec vigueur, sans tuer mais blessant plusieurs écureuils. C’est en décrochant, les balles sifflant à ses oreilles, que Matthieu sentit une brûlure atroce le long de son bras gauche. Il regarda sa main : elle était couverte de sang : le sien. En le frôlant, une balle lui avait ouvert le bras. Il fut évacué vers l’arrière. L’engagement fut longtemps indécis mais les unités de choc de Tradiland, composées de « déserteurs » des anciennes troupes d’élites françaises, réussirent à bloquer la contre-offensive sur la RN 151. Toute la rive droite de la Creuse entre Rivarennes et Courbat-le-Vivier était maintenant sous contrôle tradilandais, avec désormais deux têtes de ponts à Argenton-sur-Creuse et à Saint-Gaultier.
Le lendemain, à l’infirmerie du collège intronisé “ Hôpital Militaire de Campagne ”, Matthieu reçut de la visite à l’heure des soins. Pendant qu’une “ infirmière auxiliaire ” apprenait à changer un pansement, le sien en l’occurrence, sous l’œil vigilant de l’infirmière en chef, il pensait aux gros titres des journaux du matin. Ne pas sombrer dans le péché d’orgueil lui avait dit le prêtre en montrant la Une du quotidien régional : « HEROIQUE !!! L’ACTION GLORIEUSE D’UN JEUNE CADET REPOUSSE UNE OFFENSIVE ENNEMIE ». Le héros, c’était lui ! Un retentissant : « Présentez armes ! » le tira de sa rêverie. La pièce était maintenant remplie : des uniformes noirs de la Garde du même nom, et, dans son uniforme blanc d’amiral six étoiles, rien de moins que l’Imperator en personne venu décorer le jeune soldat. Une jeune fille en uniforme de guide de section d’élite tendit un coussin écarlate sur lequel était posée une médaille. Matthieu reconnut la Croix de guerre 2e classe avec chevron des blessés. Le chef d’état lui épingla celle-ci sur le maillot de corps en lui disant : « Pour avoir eu une conduite héroïque devant l’ennemi et montré au pays entier ce qu’était un Cadet d’élite, je vous décore de la Croix de guerre, élève-officier Desvignes… » La gamine à nattes brunes qui lui faisait son pansement en resta bouche bée. Quelques photos plus tard, Matthieu se retrouva seul dans sa chambre et commença à coller les joueurs de l’AJ Auxerre dans son album Panini. Croix de guerre, médaille, honneurs, médiats ne doivent pas faire oublier qu’un enfant reste un enfant…

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